A charme forcé (portrait Libé de Yoann Diniz)

Portrait paru dans Libération le 29 septembre 2007.

Vous appelez Yohann Diniz : «Bonjour, on aimerait faire votre portrait dans Libération.» Vous l’entendez quasi sourire au téléphone. Puis il répond : «Je le lis tous les jours, ce sera drôle de m’y voir.» Vous le rappelez trois jours plus tard pour décaler le rendez-vous ; il s’excuse presque que son agenda ne colle pas au vôtre. Vous débarquez dans son F3 à Soissons, il est au téléphone : on le sollicite pour parrainer une manifestation avec des enfants, «désolé, [il] ne [peut] vraiment pas». Raccroche et vous dit : «Ça me fait toujours mal au coeur de dire non.» Il vous offre un café. S’excuse : «C’est un peu le Bronx.» Plus tard, le photographe le fait d’abord poser dans un parc, puis contre un mur, enfin dans une glauquissime usine désaffectée après avoir escaladé un grillage, slalomé entre les canettes vides, respiré les odeurs de pisse ; il sourit toujours. Ne sait pas quoi faire de ses mains. Enlève ses lunettes, les remet selon les injonctions du shooteur. Agacement zéro. Il dit : «Tiens, en cinéma, j’avais oublié, j’aime aussi Tarantino.» Plus tôt, il avait énuméré : «les Tontons flingueurs, les Temps modernes, le Dictateur, le Kid, les Buster Keaton, Scarface, les films de Cédric Klapisch, Agnès Jaoui, Orange mécanique, Michael Moore, les vieux Gabin – il avait un charisme monstrueux.» Vous lui avez bouffé la moitié de la journée, et c’est lui qui vous dit merci. Ainsi marche Yohann Diniz.

Diniz marchait à l’ombre. La dernière fois qu’on l’avait vu, c’était au Sheraton d’Osaka, fin août. Il était arrivé en rigolant : «Je suis le sauveur.» Puis il avait régalé une galerie de journalistes. Deux jours plus tard, on l’avait retrouvé à l’arrivée du 50 kilomètres marche des championnats du monde . Deuxième. Heureux comme s’il avait gagné. Et effectivement sauveur de l’athlétisme français, qui s’enfonçait un peu plus chaque jour le sabre du hara-kiri dans une panse dégarnie de médailles. Il rigolait. Il «lapsusait» : «J’ai fait une course prudente et j’ai gagné. Euh non, mais vice-champion du monde, c’est quand même pas mal.» L’or, c’était un an plus tôt, aux championnats d’Europe, à Göteborg (Suède). Premier titre pour ce type sorti de nulle part. Une aubaine pour Adidas, qui en fera l’incarnation française de son slogan : «Impossible is nothing .» Une bénédiction pour la marche athlétique, cette discipline qui, avant Diniz, «faisait rire les gens et aboyer les chiens». «Si on pouvait nous regarder d’un autre oeil. Au début, tu te caches pour t’entraîner. T’as les boules. Ensuite, j’ai dit merde, j’assume. Je fais un sport comme les autres.» Un sport qu’on dirait chorégraphié par Tati. Des jambes qui pistonnent autour des hanches. Des talons qui crochètent le bitume. Des épaules et des bras qui assurent l’équilibre en cadence. Des arrivées dans des stades vides. Un règlement qui précise que tant que le pied est au sol, la jambe doit être tendue. Des juges prêts à saquer, au nom dudit règlement, le marcheur déviant vers le joggeur. Vu de l’extérieur, l’ingratitude faite sport.

Diniz a marché tard. Le geste auguste du marcheur, Diniz l’a découvert enfant, à Epernay, en voyant passer les forçats du Paris-Colmar. «J’étais scotché devant ma télé en voyant partir les marcheurs aux JO. J’aime ce geste. Le dominer techniquement, c’est beau.» Mais il n’est devenu marcheur que récemment, trois-quatre ans à peine, quasi au pied levé. Au sortir d’une jeunesse mouvementée. «Je faisais partie du dernier contingent à devoir partir sous les drapeaux : c’est pas que j’étais antimilitariste, mais l’uniforme me filait des boutons. L’armée ne m’aurait rien apporté. Plus jeune, j’avais passé le brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (Bafa), je savais qu’un club d’athlé de Reims avait une vocation sociale. J’ai demandé à y faire mon service civil.» A l’époque, Benjamin Oury était le seul salarié du club ; il se souvient : «Je l’ai vu arriver, en dreadlocks, pas rasé. On l’a pris pour faire de l’animation auprès d’enfants dans un quartier un peu chaud. Les quinze premiers jours, il ne faisait rien, à part porter les plots. On se disait qu’on n’allait pas le garder. Je l’ai laissé y aller tout seul. Quand je suis revenu, les gamins couraient ; il avait montré qu’il pouvait tenir un groupe. Il aimait faire le boulot avec les jeunes.» Yohann Diniz obtient un emploi-jeune au club : «J’ai voulu essayer la marche athlétique. Ça m’a plu. On m’a fait comprendre que j’avais des dispositions. J’ai arrêté la chouille [la fête, ndlr], la clope. Ça a été un chamboulement dans ma vie. La sensation de marcher très vite, c’est grisant. On a l’impression de glisser. De voler sur la route. »

Diniz n’a pas toujours marché droit. Enfance à Epernay, dans «un milieu ouvrier». Père, agent de maîtrise, mère, vendeuse dans une grande surface. Divorce. «En tant qu’aîné, j’étais au centre des querelles.» Incompatibilité d’humeur avec le père – il a renoué depuis. Il vit chez sa mère. «Avec elle, on n’a rien à voir. Elle m’a mis à la porte à 18 ans. J’ai vécu une période de con. Je sortais beaucoup dans le milieu de la nuit. Je prenais n’importe quoi : ecstasy, LSD. Ensuite, je suis parti dans le militantisme. J’ai fait d’autres rencontres. J’ai commencé à me poser.»«Il s’est cherché. Mais il n’a jamais complètement coupé les ponts», tempère Céline, prof de français, sa compagne depuis six ans et mère de leur fils de 18 mois. Yohann Diniz a décroché un diplôme d’oenologie. «Mais le milieu ne me plaisait pas trop. C’est trop un milieu d’argent, où l’on se marie entre cousins pour ne pas perdre un morceau de terre.» Pour lui, «le pinard, c’est la convivialité, des discussions entre potes et le plaisir de faire des découvertes».

Diniz marche à gauche. Le militantisme qui l’a tiré de la zone, c’est à la LCR. La compétition l’a obligé à arrêter, en 2003. « J’attends de voir ce que propose Besancenot. Il y a peut-être une brèche pour un parti de gauche, avec les Emmanuelli, Mélenchon, Clémentine Autain, Marie-George Buffet. Ça me titille de reprendre ma carte. Mais ce n’est pas compatible avec le haut niveau», dit cet homme «fasciné par la Résistance», marqué par les discussions qu’il eut à ce sujet, enfant, avec sa grand-mère.

Diniz marche beaucoup. «Mon métier, c’est marcher. A temps plein. Douze, treize fois par semaine. J’essaie de me garder le dimanche après-midi. Certains parlent de sacrifice ; moi, je me dis que je suis un privilégié.» Il est sous contrat avec Adidas et avec un fabricant de lentilles oculaires, il est aidé par les collectivités locales et salarié par la Poste en tant que sportif de haut niveau. Il est capable d’avaler 220 kilomètres par semaine. Plus que n’importe quel autre marcheur. Denis Langlois, son entraîneur : «Il est excessif un peu dans tout. Jamais rassasié. Parfois, il est tellement dans son truc qu’il ne se rend pas compte qu’il peut avoir des attitudes blessantes, par maladresse.» Lui dit : «Excessif ? Moins qu’avant. Je me mettais de la pression.» Excessif ? Gourmand serait plus juste. De tout. Denis Langlois : «C’est Pacman, il avale tout. Il est à l’aise dans plein de milieux, sait se mettre à la bonne place au bon moment.» Yohann Diniz lit «Kundera, Vargas Llosa, Malraux, Baudelaire, ce que [sa] femme [lui] fait découvrir,le Manifeste du Parti communiste et des trucs un peu rouges.» Actuellement, il est dans Beigbeder : «C’est cynique, trash, un peu glauque quand même.»

Diniz marchera à Londres. Il est fan de Manu Chao, qu’il rêverait de rencontrer, et de Marie-Jo Pérec, qui l’intimide. Comme elle, il sera peut-être champion olympique. L’an prochain, à Pékin. Ou en 2012, à Londres. «Il s’y projette déjà, dit Denis Langlois. Mais s’il arrive à être champion olympique dès 2008, ça ne me semblerait pas bizarre qu’il bifurque. Il a tellement soif de découvertes qu’il pourrait zapper sur autre chose.» Céline, sa compagne : «Il est entier dans ce qu’il fait. Si ça devient tiède, il passera à autre chose.»

GILLES DHERS
Photo : Raphaël Dautigny

Yohann Diniz en 7 dates

1er janvier 1978
Naissance à Epernay.

2000
Intègre l’ESFR Reims Athlétisme pour son service civil.

2003
Se met sérieusement à la marche athlétique. Première sélection en équipe de France.

2004
N’est pas sélectionné pour les JO d’Athènes.

2005
Disqualifié aux championnats du monde pour marche incorrecte.

10 août 2006
Champion d’Europe sur 50 kilomètres.

1er septembre 2007
Médaille d’argent aux championnats du monde sur 50 kilomètres.