Troisième partie du communiqué poético-politique signé Alain Damasio : en contre-attaque du capitalisme poisseux et insatiable, ce « frisson ample » que constituent les liens…
Commençons par une vérité qui fait mal : si le capitalisme est si poisseux, s’il infiltre partout son liquide, s’il démultiplie de façon fractale ses logiques — de paie et de prostitution — jusqu’aux secteurs qui avaient su jusqu’ici le repousser (l’éducation, l’humanitaire, la militance, l’art…), c’est parce qu’il prend en nous son énergie.
On l’irrigue avec notre sang ; on l’électrise avec nos nerfs ; on le rend intelligent avec nos cerveaux. Il nous manipule avec nos propres mains. Il nous encule avec nos bites dans un anus qu’on dilate comme une étoile pour lui. Il nous fait jouir par toutes nos fentes, par toutes nos brèches, partout où l’appel du besoin est suffisamment béant pour qu’il le comble avec n’importe quel objet, pourvu qu’il ait la forme. Et cette forme, il sait la trouver : question de design.
La fatigue de ce monde, c’est qu’à la libido de l’argent, personne n’échappe. C’est un système d’échange totalitaire soft, sans dehors, sans envers. Qui convertit tout. Le plus pur des militants d’extrême-gauche ne peut pas faire un pas dans une rue occidentale sans alimenter le système. Il boit au bar la bière du capital. Il marche sur le trottoir de Bouygues ou de Vinci. Il porte un pantalon acheté. Même le plus farouche clochard finit toujours par tendre la paume pour une pièce.
Il ne sert à rien de se prétendre contre le capitalisme. Demandez aux gens, tout le monde est contre : tout contre. Il ne sert à rien de se croire au dehors : la marge appartient encore au système et l’alimente même plus puissamment que son centre. Puisqu’elle s’y oppose et donc le dynamise. L’art le plus provocateur ? Il se commercialise sur le marché du luxe. Le rock brut, décérébré, rebelle ? Un défouloir rêvé aux violences qui couvent. Criez au concert, lâchez-vous ! Vous serez plus calme au travail, demain. Suez, je recycle déjà votre sel. Crachez votre haine, je revends la salive.
Face à ça, c’est la colère architecturée qu’il faut atteindre.
Trouver en soi la rage du sage.
C’est du dedans que la révolte virale — le révirus — doit sourdre et contaminer les sangs, comme la rouille ronge au cœur la plaque d’acier qui se croyait inoxydable. Et n’écrivez pas ça « rêvirus ». Ça n’a rien avoir avec le rêve, cette monnaie d’échange pour l’inaction, dont trop d’artiste font tourner la planche à billets.
« En attendant, je gère » persifle le Comité Invisible.
Moins on se sent lié, proches des autres, plus on demande à l’argent d’assurer le lien. On paie un guide pour visiter le bled, une nounou pour nourrir le môme, un resto pour garder ses amis et une pute pour simuler un rapport. On paie même sa santé avec le temps dépensé à la détruire au travail. Parce qu’on est trop cons ? Un peu. Mais surtout parce que l’argent qu’on nous donne pour un temps de travail, on sait qu’on pourra le transformer en n’importe quoi : maison, bouffe, boisson, loisirs, biens, voyages… Et que cette métamorphose d’un temps d’effort en moment de plaisir a quelque chose de magique, qui fascine une pulsion enfantine en nous. Pourrait-on obtenir la même chose en construisant des relations pleines, atteindre le même miracle en partageant, sans médiation, nos tensions et nos sèves ? Oui, et c’est ce que nous faisons dans notre cercle intime, sur le disque surnageant de notre humanité riche. Au- delà, l’argent règne — un océan de pétrole strié de navettes. Et le niveau d’eau monte, qui gagne sur nos archipels, sur nos reliefs. Si bien que pour beaucoup d’entre nous, la surface d’humanité disponible (ce SHD, résidu très agaçant dans l’équation du libéralisme) se réduit à l’espace qu’occupent notre égo et nos pieds.
Le banal canal anal par où le capital t’encule… Tout le monde le sent, au fondement, et à tous, mal il fait. Mais de quoi, au fond, est-il tapissé ? De ta flemme d’un vrai échange ? De ta frilosité des rencontres qui exigent — et t’élèveront pourtant ? De ta rame de te confronter à l’autre, à l’étranger, au pas-de-chez-toi, au hors-de-ton-cercle, d’apprendre à les aimer, et à en prendre le temps ? De tout ça, oui. Payer fait l’économie… de l’échange. L’argent a été inventé pour mettre le monde à distance — en le quantifiant.
Ce sont les liens qui tueront le capitalisme. Le désir des sujets plus fort que le désir d’objets. Tiens, chante ce slam : tous nos biens — les miens, les tiens ou les siens — ne pèsent rien face aux liens.
Hurler contre les riches, chacun le peut. C’est dépasser l’envie d’être riche qui est le plus difficile — quand on comprend qu’habiter sa vie suffit. Que tout vient de l’intensité qu’on met à partager avec ses amis, avec son couple, avec ses bandes, avec l’étranger qui passe. Et que pour toucher ça, ce frisson ample, l’argent est impuissant. Il redevient ce qu’il n’a jamais cessé d’être : du papier.
(@ suivre…)
Alain Damasio
(4) Mémento Mori