La Rage du Sage (1) : Je me tue à dire Je
Notre époque a un problème d’étoffe.
Le tissu social se troue et il défibre. Les relations humaines sont remplacées par leur calque virtuel : les réseaux. La socialité molle nous traverse comme du beurre. Nos fibres ne vibrent plus, elles conduisent. On a recâblé nos nerfs avec de la fibre optique. Les visages qu’on embrassait disparaissent derrière leur photo. Les gestes qu’on attend restent à la surface du plasma : vidéo. Tout se dématérialise : la musique, la pellicule, l’humeur. La voix. La présence. MÊME LE TOUCHER A TROUVÉ SON ERSATZ, SOUS MODE VIBREUR.
De toutes parts ça envoie grave et ça reçoit, ça transfère et ça retransmet, ça télécharge. Ça circule. Textes, sons, images, données. Tout passe. Et pourtant, c’est comme si rien ne se passait. Ou se passait ailleurs, dans le dos des réseaux. Plus assez d’absences, de laps et de stases, de blackouts, de temps syncopé. Sois joignable, toujours, bippe l’injonction. Moi, je DISJONCTE.
BLOGITO ERGO SUM
Je n’ai jamais autant communiqué depuis que je ne nique plus. Je fume mail sur mail, sinon je skype. Et j’ai ouvert hier mon site, comme tout le monde, sur ego.com. Facebook pour le coeur, Meetic pour le cul, Linkedln pour le biz. Avec quelques SMS dans les interstices, pour le flux. Avec ma poignée de « t ’es où ? », « j’arrive », « on se tient Au jus » jetée en graines stériles sur un quai bondé-solitaire et la litanie des forums du soir, quand je rentre à la niche, des mails qui font ding et des smileys qui font rire. Do You Tube ? Broadcast yourself. My Daily emotion. Thanxxxxx.
IVRE DU MOT VIVRE – MAIS PERSONNE POUR CONJUGUER
l am what I am. La formule de Picasso a été hackée : je ne vous cherche pas, je me trouve. Dans ma conforteresse, dans le miroir de mon écran plat, dans le rut froid de la rue. I am. ÊTRE SOI. PLUTÔT QU’ÊTRE AVEC.
Voici venir le règne rond des citoyens-bulles, lovés dans leur technococon. Aujourd’hui c’est la trilogie mobile-baladeur-portable qui nous couve : main-clavier, oeil-écran, oreilles qui casquent. Demain ce sera la greffe adéquate, sur le nevraxe cervical : l’objet nomade totalitaire.
L’ humain 2.0 arrive. En pantoufles.
Dans sa chrysalide casual, qui filtre pour nous le monde extérieur, le gère pour nous, place entre lui et nous ses touches, ses sons, ses écrans et ses flux – bip, mail, pubs, spam et faq ! Qu’on reste surtout calé en boucle, connected, dans le tempo fade des feedbacks et des backups, à manipuler des interfaces fluides et des menus déroulants, à cliquer-copier-coller, temps court et courte vue. Mais fiers pourtant, comme un petit dieu auquel le fantôme électronique du monde répondrait. Au doigt et à l’oeil. Natürlich.
Plus le monde recule dans la brume des réseaux, plus les autres deviennent des figures floues (vaguement amies, vaguement dangereuses) et plus le besoin d’appropriation de ce monde, le besoin d’outils qui soient aussi des filtres, grandit. C’est le cercle.
LES RÉSEAUX DE SOCIALlTÉ AGGRAVENT AUTANT L’ABSENCE DE L’AUTRE QU’ILS LA CONJURENT.
Les systèmes de sécurité – glacés optiques et faillibles – font tout aussi peur qu’ils rassurent. Alors qu’un simple regard humain et trois mots, échangés dans une rame anonyme, redéplieraient une sérénité tangible.
Dans ce 21e naissant, le sentiment collectif ne se vit plus sous forme de familles ou de groupes, mais de grappes structurées par affinités de consommation : les « communautés » , en langage net. Tu aimes quelle zik, quels films, tu joues à quoi ? Aussitôt repérées et mûries, ces grappes sont vendangées par les golems du datamining, avec leur immense base de données, pour presser le profit de nos jus.
Ainsi je m’affiche sur le mur de Facebook avec l’ensemble de mes livres lus, des sons que j’aime, des films que je n’ai pas vus. Avec mes idoles, mes sisters et mes amis. Avec mes goûts, mes photos de fête, mes liens, mes besoins, mes achats potentiels, mon lifestyle, ma singularité, mes régularités. Et j’alimente, en toute conscience, le plus gigantesque fichage consenti de l’histoire du marketing personnalisé. Je me donne, à nu, et mieux : je leur livre mes potes, mes groupes, mes clubs. Fragment dividuel par fragment dividuel, de la plus idéale façon pour une exploitation commerciale optimale : b i e n c l a s s é e t b i e n s é r i é.
« En publiant un Contenu utilisateur sur tout ou partie du Site, vous concédez expressément à la Société une licence irrévocable, perpétuelle, non exclusive, transférable et pour le monde entier, sans rétribution financière de sa part, d’utiliser, copier, représenter, diffuser, reformater, traduire, extraire et distribuer ce Contenu utilisateur, à des fins commerciales, publicitaires ou autres, sur le Site ou en relation avec le Site (ou dans le cadre de sa promotion), de créer des oeuvres derivées du Contenu utilisateur ou de l’incorporer à d’autres créations, et d’en concéder des sous-licences des éléments cités. » – Charte de Facebook.
– Alors ?
– Je m’en fous, c’est cool. Tout le monde est sur Facebook.
LÈVE-TOI ET TRAME !
C’est comme si, par miracle, la liberté vraie devait naître désormais d’un ISOLEMENT CONNECTÉ. Et non plus de ce que m’offrent l’amour et l’amitié, avec leur épaisseur de tensions riches. Et non plus ce que m’ouvrent mes bandes et mes meutes, même minuscules. ON NE PARTAGE PLUS : ON S’AGRÈGE. ON NE SE TOUCHE PLUS MAIS « ON GARDE LE CONTACT ». Le moi-Île est une invention occidentale. Une connerie. Morbide de surcroît. Tout à l’inverse, le soi qui vit est un carrefour, un échangeur, une place peuplée ou un parc, une multitude, des tribus. Il a l’énergie des champs dans lequel il est pris ; il a les intensités qu’il traverse, suscite et reçoit en liant. Memento Mori !
Trop souvent, je frime ou je hurle à la première personne du singulier quand il faudrait articuler un pluriel. Je me tue à dire je … Je me tue. Et toi, tu me voues voix !? Chacun chez soi, immolé dans son moi. Chacun ses choix. Ben ouais. Be yourself, comme tout le monde. Alpha blondit et Carla brunit. Hugo Boss. Il a bien de la chance. Comment dire « NOUS » à la place de Je ? Comme ça se prononce : « NOUE ». Noue, oui, fais des noeuds : dans le paquet lisse des lignes de destins parallèles qui dépriment sur un quai de métro. Au concert ou dans la rue, au bureau, à l’hyper, sous la pluie, partout où les grumains grumeautent d’un air Mossad : NOUE !
Alain Damasio
(2) Big Sister is Washing You
J’ai pris plaisir à vous lire, j’aime cette facilité à écrire les choses du monde car j’en suis bien incapable.Je continuerais à venir vous lire, de temps en temps.
merci pour le partage