Je sais. Lui consacrer un coup de gueule, c’est sans doute lui donner trop d’importance, alors qu’il ne mérite que le mépris et l’indifférence. Je me suis vivement intéressé à toute la polémique déclenchée par Dieudonné autour de son antisémitisme chronique l’amenant à considérer la commémoration de la Shoah comme une “pornographie mémorielle”. Ce n’est pas par intérêt pour le personnage, mais j’avais besoin de comprendre le pourquoi et le comment de son argumentaire. Je crois aussi que ses propos, abjects au possible, méritent un droit de réponse.
Voltaire a dit : “je combattrai toujours vos idées, monsieur, mais je me ferai tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer.” Les paroles de Dieudo ayant déjà été largement entendues par tous, j’ai choisi de faire en sorte que soient aussi entendues quelques-unes des réactions les plus intelligentes et et des réponses les plus éclairées à mon sens. Qui parle de lynchage médiatique ? On ne va quand même pas lui laisser dire toutes les conneries du monde sans réagir !!
Bon alors Dieudo, à quoi tu joues ? Après avoir milité contre Jean-Marie et le FN à Dreux, tu as désormais décidé de t’approprier ses méthodes ? Négation, dénigrement, victimisation, auxquels tu ajoutes un populisme communautaire mal placé…
Comme Jean-Marie Le Pen, le président du Front national et expert en petites phrases nauséabondes, Dieudonné lance ses traits et se rétracte aussitôt sur le thème : je n’ai pas dit ce que vous avez entendu. Autrement dit, le raciste n’est pas celui que l’on croit ! (…)
Au lieu d’expliquer, d’argumenter, de revendiquer, Dieudonné a choisi d’opposer, de dénigrer, d’injurier. Plutôt que d’organiser une nécessaire pédagogie sur la traite des Noirs à travers l’histoire (…), il monte l’une contre l’autre les mémoires de deux crimes contre l’humanité, met inutilement en concurrence deux mémoires blessées. (Editorial du Monde du 22 février 2005)
Dis-moi quel intérêt trouves-tu à réveiller la bête immonde, à soulever le couvercle de la boîte de Pandore, à faire le jeu des intégristes communautaires ?
Ce n’est absolument pas rendre service à ce nécessaire combat pour la reconnaissance de toutes les populations et de toutes les mémoires. Dieudonné est en train d’éteindre, malheureusement, un incendie avec un bidon d’essence (…) Il crée des bombes de haine là où il faudrait des passerelles de tolérance et de reconnaissance. (Mouloud Aaounit, secrétaire général du Mrap)
Je ne suis même pas persuadé que tu sois véritablement antisémite. Je te crois surtout ignorant, en manque de reconnaissance, et incapable de porter ton combat pour la reconnaissance des souffrances du peuple noir. Tu milites bien mal pour ta cause…
J’ai choisi pour terminer deux lettres ouvertes, bien balancées, qui t’ont été adressées par voie de presse : la première qui date d’il y a un an (suite à ton dérapage chez Fogiel) est écrite par un humoriste que tu connais bien, un certain… Elie Semoun. La seconde, plus récente, est l’œuvre de l’écrivain Calixthe Beyala, qui t’avait publiquement manifesté son soutien il y a un an, et qui refuse aujourd’hui de te suivre dans une logique inacceptable.
Il est juif, elle est noire, et c’est marrant tu verras, ils ont l’air de penser l’un et l’autre qu’il y a mieux à faire pour la reconnaissance d’une juste cause et la fraternité entre les peuples que d’ouvrir sa grande bouche en disant n’importe quoi pour se faire entendre…
Salut bouffon
publiée le 23 février 2004 dans le quotidien Libération
Salut Bouffon,
C’est le petit juif “reconverti dans le spectacle” qui t’écrit… Je t’écris pour te dire que je t’aime bien et que tu me fais de la peine. Non pas parce que tu es une soi-disant victime, censurée par un lobby d’ancêtres esclavagistes, que tu n’as plus de travail, plus de public, plus d’argent (ça, j’y crois pas !). Mais parce que tu n’es plus celui que j’ai connu et avec qui je n’ai jamais autant ri.
A l’époque, je ne savais même pas que tu étais métis et j’avais oublié que j’étais juif, et ça n’a pas plus d’importance que si j’étais belge ou breton.
Toi et moi, on s’est foutu de la gueule de tout le monde, surtout de nous, les gens adoraient ça. Dans le genre concept antiraciste, on était les meilleurs, je continue à tenir le flambeau de notre humour, même si de temps en temps je fais le rossignol pour les jeunes filles !
Cette société me fait toujours aussi peur et nous dénonçons les mêmes choses, ce sont les mêmes imbéciles qui nous font rire, mes personnages sont souvent les tiens et vice versa. Je ne vois pas mieux que l’humour pour dire les vraies choses de la vie.
Mais à cause de ça, j’ai l’impression d’avoir été trahi, tu n’es plus le même Dieudo. Je t’ai connu plus drôle… on dirait que tu veux refaire «Cohen et Bokassa» mais que tu as oublié le texte ou le partenaire.
Je te vois t’agiter comme un mauvais jongleur dans un cirque bidon, applaudi par des gens qu’on ne discerne pas, juste éclairés par les lumières de la scène, je vois des types plus ou moins louches… certains ont des kippas ou des foulards, j’en vois un qui est venu avec sa fille, il a un oeil en moins, il se frotte les mains.
Je ne veux pas entrer dans la polémique, tu fais ça plus mal que moi, mais le talent n’excuse pas tout et certaines petites phrases allument un feu que personne ne voudrait voir s’étendre à part quelques fous et pas toi j’espère… J’espère te revoir dans ce que tu sais faire de mieux.
Je t’écris de l’île de la Réunion, pays du métissage par excellence, c’est pour ça que ça s’appelle la Réunion d’ailleurs, et tout le monde à l’air de bien s’entendre. Ça fait réfléchir non ?
Allez, salut collègue.
Elie Semoun
Les convoyeurs de la haine
publiée le 21 février 2005 dans le quotidien Le Monde
Les convoyeurs de la haine
Pendant plusieurs mois, j’ai eu l’impression d’assister à la projection en boucle d’un navet. Le scénario me semblait si grotesque que, me disais-je, seul un imbécile pourrait y croire.
Un Noir joue le rôle du méchant sioniste et achève son sketch par un “Heil Israël!” inacceptable.
Des Juifs apeurés crient à l’antisémitisme. Et moi, spectatrice, croyant avoir compris le script, je hurle devant l’écran : “Ne vous inquiétez pas. Ce n’est qu’un bouffon !”
Je reste quelque peu abasourdie lorsque la lumière se fait mais que le Noir oublie d’ôter son costume de scène et continue à interpréter son personnage. Je dois bien me rendre à l’évidence, je me suis trompée. Il ne s’agit nullement d’un gag. Comment expliquer autrement que, plus d’un an après, l’affaire Dieudonné soit encore au cœur des débats ? Comment en sommes-nous arrivés à de telles extrémités ?
Noir sur blanc, on verbalise sur des rancœurs qui existeraient entre les Noirs et les Juifs. On nous fait comprendre qu’un contentieux vieux de plusieurs siècles opposerait ces peuples.
On dit à nos enfants que les Juifs ne les aiment pas ; qu’ils ont esclavagisé les Africains ; qu’ils les ont spoliés ; qu’ils ont diffusé le sida en Afrique ; qu’il existerait chez les Juifs des lobbies qui empêcheraient la télévision, la presse écrite et la classe politique de prendre en compte la traite négrière et le racisme dont ils sont victimes ; on laisse entendre d’ailleurs que l’Etat israélien aurait organisé avec l’Afrique du Sud, pays de l’apartheid à l’époque, un plan d’extermination des peuples noirs ; on stigmatise les personnalités juives et, comble des abominations, on clame à tout va qu’on s’en fout de la Shoah et qu’il existe d’autres souffrances dont on devrait parler, notamment de l’esclavage. Je veux sortir de ce cauchemar.
Comment un homme digne de ce nom est-il capable de proférer de telles horreurs ? On parle trop de la Shoah, trouvez-vous ? Comment se fait-il que j’ai l’impression du contraire ? Qu’il faudrait sans cesse rappeler aux jeunes générations ce qui a été, afin que cela ne se reproduise plus ? Moi, voyez-vous, je suis obsédée par le visage de ces milliers d’innocents massacrés par les nazis. Et quand j’apprends par ailleurs que des mères juives ont tué leurs enfants avant de se donner la mort, l’image des mamans noires jetant leurs progénitures par-dessus bord pour les empêcher de devenir des esclaves se fige sous mes yeux.
Que de différences dans l’histoire de ces deux peuples, mais que de similitudes dans leurs souffrances. Oui, il faut parler de la Shoah. Oui, il faut se battre afin que l’histoire de l’esclavage soit connue du grand public. Non, une tragédie n’exclut pas l’autre et il n’existe aucune hiérarchie dans la souffrance. Mais peut-être allez-vous décréter que je suis une mauvaise Noire ?
Aucun Noir ne saurait conforter des antisémites dans leurs phantasmes du Juif grand possesseur des richesses et grand confiscateur du bien-être mondial. Un antisémite est forcément un raciste. Noirs et Juifs sont ainsi des alliés naturels, ayant des ennemis communs et l’ont démontré à travers l’histoire.
Des Juifs ont lutté aux côtés de Martin Luther King. Des Juifs ont aidé des Noirs américains à acquérir leurs droits civiques et on ne saurait gommer des faits aussi palpables que la présence de certaines personnalités juives auprès des peuples noirs lorsqu’ils souffraient. On ne saurait effacer des archives ces images émouvantes des GI noirs libérant les Juifs des camps de concentration. On ne saurait ne pas rendre hommage aux hommes venus d’Afrique, des Antilles ou de la Guyane bataillant en Allemagne pour que cesse l’abjection. Beaucoup y ont laissé leur vie.
Ma naïveté m’incline à penser que vous agissez par ignorance, car au moment où commençait le commerce triangulaire, les Juifs étaient persécutés. Isabelle la Catholique venait de les chasser d’Espagne. Aucun Juif n’était présent au procès de Valladolid qui scellera le destin nègre.
Vos propos sont dangereux. Ils insinuent chez les jeunes le sentiment que le Juif est la cause de leur mal-être social. Ils provoquent des replis communautaires et empêchent le dialogue inter-racial qui nécessite le dépassement de sa propre servitude identitaire.
Je me suis battue pour l’égalité et la justice. Je ne saurais accepter que surgisse la haine entre les différentes composantes de la société française.
J’ignore les raisons qui vous animent, quelles sont vos motivations, quels serpents se nichent dans vos esprits. La quête de la célébrité ou l’appât du gain ? Une revanche à prendre ? Je ne saurais croire que vous avez un idéal. Aucun idéal ne saurait tendre à voir la France être déchirée par une rancœur sourde et une sournoise antipathie.
Vous avez été malin. Vous avez toujours su opposer subtilement à vos contradicteurs la souffrance noire, la persécution des Noirs comme justificatifs à vos dérapages verbaux. La belle blague ! Certains de vos adversaires aveuglés ou traumatisés par vos allégations, ou tout simplement crispés sur leur propre identité, n’ont pas fait dans la dentelle. Ils ont empaqueté tous les Noirs, les ont étiquetés et les ont expédiés au pays des antisémites. Ils ont réussi ainsi à braquer certains d’entre eux, qui ont été obligés de vous soutenir pour sauver leur peau. C’est ainsi qu’on fait d’un peuple paisible des descendants de barbares.
Quant aux médias qui font de vous le porte-parole des Noirs de France, par ignorance ou par recherche de sensationnalisme, ils ont contribué à transformer un épiphénomène en tragédie sociale.
Aujourd’hui, les Noirs se sentent piégés. Les intellectuels embarrassés se grattent la tête, ramassés entre l’écorce et l’arbre. Des couples constitués de Juifs et de Noirs n’osent plus se regarder dans les yeux ; les enfants issus de ce métissage ignorent à quel diable se vouer. Les plus angoissés imaginent un complot contre eux, pauvres négrillons empêtrés dans la gestion du quotidien et leur foultitude de soucis. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive et pourquoi on les qualifie de nouveaux antisémites. Des Africains récemment arrivés en France en sont encore à des interrogations basiques : “C’est quoi un Juif ? C’est quoi l’antisémitisme ?” Parce que, dans leurs sociétés originelles, un Blanc est un Blanc et “tous les Blancs se ressemblent”.
D’une certaine façon, vous avez gagné cette honteuse bataille, vous et vos contradicteurs zélés. Mais nous qui pensons que Noirs et Juifs appartiennent à la même humanité souffrante, que judéité et négritude ne sont pas antinomiques, mais deux identités méritant égal respect, gagnerons la paix sociale.
Calixthe Beyala est écrivain. Elle préside le Collectif Égalité, qui combat notamment l’insuffisante représentation à la télévision de la diversité ethnique de la population française.