Je suis en retard. Ce n’est pas pour aller à l’école… je suis en grève. Non, je suis en retard pour aller à la manif’ et évidemment, il n’y a pas de métro (font ch… ces p… de grévistes !!). J’enfourche mon petit vélo que je dépose dans un lieu hautement stratégique, à mi-convoi – ni trop loin du départ, ni trop loin de l’arrivée !
Je rejoins la tête de cortège, censé partir à 11h. Mais on n’est jamais en retard lors d’une manifestation. Il est 11h20 et comme moi, ils sont nombreux en train d’arriver et de se joindre aux militants de la première heure.
Tout en remontant à la recherche de mes collègues enseignants, une jeune fille au sourire charmant me tend… trois tracts d’un coup.
– Tout ça pour moi ?
– Oui ! C’est la convergence des luttes…
Je souris et je la remercie. Soutien aux sans-papiers, aux sans-emplois, aux sans-logis, aux demandeurs d’asile, aux menacés d’expulsion. Quelle cause n’est pas défendable, quel combat n’est pas justifié ? Oui, ça se passe en France, en 2005. Et plus grave, ça se dégrade de jour en jour… Non, je ne suis pas là pour ma pomme, je n’ai rien à revendiquer à titre personnel. Mais je côtoie les enfants de la France d’en bas tous les jours à l’école.
Il me faut pas loin de dix minutes pour remonter le long cortège très animé, afin de retrouver les collègues de mon école (que je retrouve comme à chaque fois postées derrière la camionnette syndicale, parce qu’elle diffuse de la bonne musique pendant la marche). A Lyon, les syndicats annonceront 20.000 personnes dans la rue, la police 10.000 : va pour 15.000 !
Je voudrais me réjouir de cet engouement, je me laisse un temps émouvoir par cette capacité de révolte citoyenne, mais je ne sais que trop bien l’origine de l’énergie qui réunit tous ces gens dans la rue ce 4 octobre. “Quand le désespoir est mobilisateur, il devient dangereux”, disait Balavoine. Hélas, la mobilisation est bien réelle…
Dans la manif, quelques têtes connues : collègues, amis, visages familiers entrevus lors d’une précédente mobilisation. Tous ont pris la difficile décision de faire grève. Oui difficile, parce que c’est un vrai engagement et une vraie perte sur le plan financier (1/30ème de salaire qui saute). Non, les jours de grève ne sont pas payés, ni pour les enseignants ni pour les autres. Demandez à mes collègues qui ont fait la grève pendant trois semaines en 2003 (j’étais alors en Afrique)… Soyons sérieux, si les jours de grève étaient payés, nous serions bien plus nombreux à faire grève… bien plus souvent !
Tous ceux qui sont là ont choisi de défiler, de faire part de leur inquiétude, de leur ras-le-bol. “On ne se met pas en grève pour rester chez soi…”
Une immense banderole sur le bord de la route, détournant une expression de la patronne du MEDEF Laurence Parisot, attire mon attention.
LA VIE, L’AMOUR, LA SANTE SONT PRÉCAIRES. POURQUOI LE MEDEF ET LE GOUVERNEMENT ÉCHAPPENT-ILS À CETTE RÈGLE ?
Plus loin, une association distribue des tracts pour soutenir deux familles menacées d’expulsion – sans aucune proposition de relogement. Pour les enfants concernés, après l’école, il n’y aura donc que la rue ?
Passage devant l’hôtel de ville. Trois mots dans la pierre : liberté, égalité, fraternité. Tu parles…
Retour chez moi dans l’après-midi. Je retrouve un de mes voisins dans l’ascenseur, qui engage la conversation :
– Alors, pas trop embêté avec cette grève ?
– Non pas du tout, moi j’étais de ceux qui embêtaient !…
– …
(Arrivé au troisième étage, il descend sans un mot)
– Bonne soirée !