Suite du communiqué poético-politique signé Alain Damasio. Deuxième partie : souriez, vous êtes filmés, ciblés, fichés, contrôlés… Vous pouvez circuler !
On connaissait la suggestion de René Char : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. » C’était si beau, dit par un résistant d’une telle trempe. Sauf que les traces, 60 ans plus tard, sont devenues, pour nos technopolices, des preuves. Doigt, ongle, cheveu, iris, sang ou sperme, forme de ton visage ou de ta main… Et bientôt la voix. Le corps entier vaut empreinte. Le corps entier pour papier d’identité, haché à grands coups d’hélice ADN.
L’important pourtant devient moins de savoir qui vous êtes que de connaître, à chaque instant, votre position. « Donnez-moi vos coordonnées ». Biométrie, fichage et fichier comptent moins, pour l’aérodynamique moderne du pouvoir, que la géolocalisation en temps réel. Autrement dit : la traçabilité. L’art arachnéen de la trace. Au-delà des matraques et des traques.
Et dans l’échelle des délinquances à sanctionner, nul hasard qu’on trouve désormais au sommet la chasse aux sans-papiers. Rien n’est pire pour ce système qu’un homme sans trace. Paie ton écho.
Tu le sais, ami : le moindre appel que tu passes ou reçois, la moindre page web que tu consultes, le moindre resto que tu paies, sont sus. Tous tes achats, tes connexions, tes déplacements de sous-sol ou de surface, l’entrée de ton immeuble, tes clés à badge et tes cartes à puce, tes billets de concerts, tout ce que tu fais, ami, laisse dans ton dos un long sillage d’écume numérique. Une fine volute digitale d’actes horodatés qui tourbillonnent dans le vent méticuleux de l’archive. Et alors ? Alors rien. Tu peux circuler.
Le logiciel est par-dessus les toits. Si bleu, si calme.
Rien n’est plus indispensable à nos démocraties-marchés que la circulation des hommes, des données, des véhicules, des produits et de l’argent. Rien n’est potentiellement plus dangereux, en même temps (pour tout pouvoir) que la liberté de cette circulation. Répondre à ce défi impliquait d’abandonner le répressif, trop lent, pas rentable, sans se soumettre au permissif, porte ouverte à toutes les fraudes. La traçabilité offrait une solution élégante puisqu’elle se contente de contrôler continûment le mouvement sans jamais le stopper.
Savoir où est qui, n’importe quand. Au cas où.
L’époque se rêve fluide. Les sas à badge ont remplacé les barbelés ; la camisole chimique ridiculise les électrochocs ; le collier électronique se substitue au carcéral. Partout les angles durs de l’autorité s’arrondissent, le pouvoir nu habille ses emprises, la violence visible s’efface : douceurs occidentales. À la Discipline, on préfère le Contrôle ; aux ordres, les suggestions comportementales ; à la sanction, le harcèlement moral. On ne dirige plus : on coache, on conseille, on manage. Même la figure honnie du flic flotte. L’avenir est au vigile dont la mission est centrale : s’assurer que chacun consomme bien.
La discipline nécessitait des milieux clos (caserne, usine, hôpital, prison) et des gardiens coûteux. Elle exigeait l’énergie des chefs tandis qu’au contrôle suffit la soumission aux chiffres : âge, ventes, objectifs. Un simple respect des normes. Demandées et validées par tous. Puisqu’on a besoin de repères et de règles lorsque tout bouge et doit bouger pour rapporter. Le malaise du millénaire naissant n’est pas tant l’hégémonie gluante du contrôle. C’est que ce contrôle soit moins subi que réclamé. Soit moins une mutation vicieuse du pouvoir hiérarchique que le besoin émergeant d’une dissociété incertaine et paumée qui, faute de solidarité, cherche dans ce contrôle sa sécurité sociale.
Techniquement, 1984 est bien là, par le panoptique et la surveillance généralisée. Mais politiquement, Big Brother a été doublé par sa mère : Big Mother. Big Mother ne dirige rien et ne trône en haut d’aucune pyramide. Elle n’a pas besoin de visage puisqu’elle a toutes les figures du confort. Elle n’a même pas besoin de nom puisque chacun l’appelle par son prénom dans l’intimité du noir et de la peur des autres. Big Mother is washing you. Te torche, te dorlote et te couche. Et c’est ce que tu veux, au fond. Parce que tout autour, le monde n’est pas encore assez net pour toi. Pas encore assez blanchi. Et ça, ça fait peur.
(@ suivre…)
Alain Damasio
(3) Le banal canal anal par où le capital t’encule