samedi 10 janvier 2015
A Marseille, rien ne se passe jamais comme ailleurs, et l’unité nationale s’exprime dans la division : deux manifestations républicaines sont ainsi prévues. La première samedi est lancée à l’appel de La Ligue des Droits de l’Homme, la LICRA, les syndicats et partis de gauche. La deuxième, la seule déclarée en préfecture, est maintenue par les autres partis… qui manifesteront donc dimanche.
Je lance un appel par mail aux amis marseillais en leur donnant rendez-vous le samedi, à 15h sur le Vieux-Port, pour un rassemblement pacifiste et solidaire, pour faire vivre nos libertés… Cela ne nous empêchera pas d’y retourner le lendemain.
Parmi les réconforts partagés ce matin-là, en attente de la manifestation :
- via Twitter, une photo venue d’Indonésie (pays qui compte la plus importante population musulmane du monde) ;
- une infographie débusquée par Karine, qui rappelle que les personnes ont des droits… pas les idées.
Je crois que le meilleur argument qu’on puisse opposer à tout ça (ils l’ont cherché, on ne se moque pas), c’est quand même d’affirmer que les personnes ont des droits, les hommes, les femmes, les enfants, les homos, les hétéros, les handicapés, les minorités, mais les idées et les personnages de contes de fées n’en n’ont pas. On n’a pas le droit d’insulter les gens car c’est puni par la loi, et oui l’école doit être le lieu d’apprentissage de ca, mais on a carrément le droit de se moquer ou d’insulter (et il faut !) le père Noël, les petits lutins, le mandarom, Ari Krishna, Allah, Jésus, le communisme, le capitalisme et tous les autres -ismes, car ce ne sont pas des personnes…
- une belle reprise de la chanson Hexagone de Renaud, et le regard noir de JB – Bullet qui affirme haut et fort avec talent et en musique qu’il est Charlie
samedi 10 janvier, 15h : Vieux-Port, nous sommes Charlie
Pour une manifestation non-officielle, il y en a du monde sur le Vieux-Port. Encore une fois, cela fait chaud au cœur. Tellement de monde d’ailleurs, que malgré les portables, nous ne retrouverons les amis que dans la soirée, pour une veillée pizza.
Tout vient de l’intensité qu’on met à partager avec ses amis, avec son couple, avec ses bandes, avec l’étranger qui passe. (Alain Damasio)
De retour à la maison, il est depuis longtemps l’heure d’aller enfin dormir, mais impossible de décrocher des fils d’info et de reprendre le cours normal de ma vie. Sur le site des Inrocks, le dessinateur Luz’ se livre pour la première fois, au lendemain de la mort de ses amis et à la veille du grand rassemblement de dimanche.
Beaucoup de “luzidité”, un peu à contre-courant de l’unanimité du moment, ses mots font du bien.
Comment dessiner dans ce cadre-là ? Dans ce Charlie fantasmé qui nous submerge. La suite va être compliquée. Pour toutes les raisons que je viens de te donner et parce qu’on va être obligé de travailler sans les personnalités graphiques, politiques, éthiques et militantes de Charb, Tignous, Honoré et de tous les autres.
dimanche 11 janvier 2015, 12h
C’est le jour annoncé de la grande marche nationale. A midi, nous nous retrouvons une fois de plus entre amis pour « faire famille » chez Alain et Sophie, avec Céline, pour une auberge espagnole. Tellement bien ensemble qu’au lieu de rejoindre le cortège marseillais du dimanche en plein mistral, nous suivons la marche parisienne… à la télé.
Cela fera de bien belles images à analyser qui paraitront dans la presse des jours suivants !
Le proverbe du jour :
Ils ont essayé de nous enterrer. Ils ne savaient pas que nous étions des graines.
Et pour se changer les idées, en soirée, c’est… concert pour Charlie à la télé, avec notamment un très bel hommage de Tryo à leur pote Tignous, et à tous ceux qui sont Charlie.
lundi 12 janvier 2015
Un petit rappel qui fait du bien pour commencer cette nouvelle semaine : les termes du jugement du procès Charlie Hebdo de mars 2007, terminé par la relaxe, commenté avec précision et gourmandise législative par l’avocat Maître Eolas.
(…) en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse ; que le blasphème qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimé à la différence de l’injure, dès lors qu’elle constitue une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse ;
Oui, en France, on peut critiquer les religions, et non, le blasphème n’y est pas réprimé… C’est ce que rappelle également avec brio Sophia Aram dans sa chronique matinale sur France Inter : le blasphème, c’est sacré.
mardi 13 janvier 2015
La veille, les membres de l’équipe de «Charlie hebdo» ont validé la une du premier numéro après l’attentat qui a frappé la rédaction. Elle est présentée à la presse ce mardi, c’est Luz qui a sévi : « Tout est pardonné »… Mahomet tient une pancarte « Je suis Charlie ». Il raconte sa difficile gestation.
Cette une aura été aussi dure à chier que la mort de nos amis à avaler. […] Le message ?… C’est un message de Charlie, démerdez-vous avec ! (Luz)
Ce “numéro des survivants » sera exceptionnellement tiré à un million d’exemplaires.
Et très vite, 3 millions d’exemplaires. Dans le même temps, certains réclament qu’on ressorte le numéro précédent à… 60 millions d’exemplaires
Le même jour, lemonde.fr publie le récit de l’attaque par Sigolène Vinson, présente dans les locaux au moment de l’attaque, épargnée par les tueurs… un témoignage exceptionnel.
La jeune femme, chroniqueuse judiciaire de l’hebdomadaire satirique, se souvient de chaque détail de cette matinée où les rires se sont tus. Elle nous reçoit dans les locaux de Libération, qui offre l’asile depuis vendredi aux rescapés de Charlie Hebdo pour réaliser le numéro d’après, qui doit sortir mercredi 14 janvier. Elle chasse d’un bref sourire les ombres qui hantent son visage. Dix de ses amis ont été assassinés sous ses yeux mercredi. Elle a été épargnée. Elle tient à témoigner, dans un flot de mots entrecoupé de silences, de sourires et de larmes, pour ressusciter ce qu’était Charlie Hebdo, la joie de vivre et les morts.
Je suis allé me renseigner au bureau de presse pour connaître l’horaire d’ouverture : 7h. Je pense aller tenter le coup mercredi matin, mais je ne me fais pas beaucoup d’illusion.
mercredi 14 janvier 2015
C’est le jour de la sortie officielle du Charlie Hebdo n° 1178 dit « numéro des survivants ».
A 6h45, un quart d’heure avant l’ouverture officielle du bureau de presse, il y a une vingtaine de personnes qui font la queue dans la nuit…! Sans beaucoup d’espoir, je trace jusqu’à un autre point de vente situé un peu plus loin. Il est ouvert, mais il n’y a évidemment plus de Charlie… J’en profite tout de même pour faire le plein de numéros spéciaux avec Le Canard Enchaîné (auquel Cabu collaborait), Siné Mensuel (qui proclame en une « Achetez Charlie ») ou encore Courrier International.
Face à l’hallucinante razzia des bureaux de presse – et à la détestable revente à prix d’or sur ebay – je comprends qu’il sera compliqué d’obtenir mon Charlie dans les prochains jours : je ne connais que des gens qui n’en ont pas trouvé… Pour être sûr de l’avoir, je trouve une astuce en le commandant en ligne sur le site journaux.fr, au prix de 3 euros l’exemplaire.
J’ai tout de même ma ration de Charlie au courrier du jour, grâce à la revue syndicale enseignante “Fenêtre sur cour” qui choisit de rendre hommage à Charb en publiant quelques dessins sur l’éducation réalisés en 2001.
Et puis aussi, un texte de l’indispensable François Morel publié sur le site du monde, qui rend hommage à ce fameux pigeon « voltairien, hédoniste et sceptique » qui a chié sur l’épaule du président pendant la marche républicaine.
Ce pigeon qui au moment où François Hollande saluait l’équipe du journal satirique s’est lâché grossièrement, copieusement, sur l’épaule du président, déclenchant le fou rire de Luz et de l’équipe survivante de Charlie. Un rire sans doute nerveux mais libérateur.
Comme lorsqu’on rit aux enterrements, c’est plus fort que soi. Parce qu’après le carnage, la violence, la désolation, les sanglots incontrôlables, la peine immense, le chagrin infini, le désespoir, l’envie de pleurer comme ça, parce qu’on réalise tout d’un coup, qu’on ne reverra plus jamais un nouveau dessin de Cabu et que c’est triste à pleurer, à gémir, à hurler, il y a le rire. Le rire pour ne pas mourir. Le rire pour ne pas baisser les bras. Le rire pour se battre contre l’obscurantisme, la bigoterie, la connerie. Le rire pour défendre joyeusement ces notions qu’on ne doit jamais perdre de vue et qui sont sur les frontons de nos bâtiments officiels et insolemment mises en avant chaque semaine par les dessinateurs et les rédacteurs de Charlie-Hebdo : Liberté, Égalité, Fraternité.
Merci pigeon !
vendredi 16 janvier 2015
Non, nous n’en avons pas fini avec les larmes, et les survivants de Charlie Hebdo non plus : voici le temps des enterrements, des cérémonies d’adieux. En quelques jours, en des lieux différents… Comment fait-on pour accepter qu’on ne peut assister à tous les enterrements des gens qu’on aime ? Et comment fait-on pour dire au revoir à tant de gens qu’on aime en si peu de jours ?
Les chaînes de télé ont choisi d’être à Pontoise pour l’enterrement de Charb. L’occasion d’entendre les merveilleux hommages que lui rendent ses deux grands potes, Patrick Pelloux et Luz…
Il est très difficile d’employer le passé, car Charb était dans ma vie comme la nécessité de l’eau, de l’air, de la douceur du bonheur. J’ai perdu mon ombre, mon abri moral lorsque j’avais un désespoir épouvantable, une bouée lorsque j’étais submergé par un amour qui m’abandonnait ou une voiture de secours qui arrivait lorsque j’avais vu trop de choses pas belles dans mon travail d’urgentiste. […]
Il était un ami fidèle. Toujours à relever le camarade qui était tombé à côté de lui […] Dans les chemins escarpés de nos vies, j’étais encordé au meilleur des êtres, à mon frère — comme tous ceux de Charlie – qui jamais ne dévissait. Il y a les familles de papiers officiels et les familles de cœur, dans les cordées difficiles des montagnes, les obstacles de nos vies que nous devions franchir, rester avec toi était la meilleure des choses. Il disait souvent qu’il fallait se battre pour la liberté jusqu’à la mort. Hélas, c’est ce qu’il a fait comme tout ce qu’il disait, comme les 16 autres victimes et les nombreux blessés qu’on n’oubliera jamais.
Je pourrais vous parler de ce mercredi 7 janvier, où mes amis Honoré, Bernard Maris, Cabu, Tignous, Wolinski, Moustapha Ourrad, Elsa Cayat, et les policiers Franck Brinsolaro et Ahmed Merhabet, et monsieur Frédéric Boisseau, ont été assassinés.
Ils se sont tous levés quand ils ont entendu les premiers tirs dans la rédaction. Ils ont fait un. Nous devons faire un. Nous sommes un. Ils sont vivants si nous le sommes.
De son côté, Luz lance un appel à la fin de son hommage.
“Je suis Charlie” ? Prouvez-le. Prenez vos crayons, du papier, un scan, un ordinateur… Exprimez-vous en texte, en dessin, en vidéo, que sais-je… Charb est Charlie. je suis Charlie. Vous êtes Charlie. Nous sommes Charlie.
Et pour réveiller un peu nos colères en ce jour de larmes, voilà qu’un maire UMP pas Charlie du tout, qui choisit de déprogrammer le film malien Timbuktu, par crainte d’apologie du terrorisme en ces temps troublés… alors que le film le dénonce !
18 janvier 2015
Je découvre le témoignage d’une collègue enseignante, qui livre ses interrogations et celles de ses élèves, une semaine après le drame. Avec une belle photo d’illustration, prise lors de la marche parisienne du 11 janvier.
Ce billet n’a pas été simple à écrire. Il rassemble à la fois mes interrogations, celles de mes élèves, ce que j’en comprends et ce que j’en ai tiré comme réflexions. Pas de conseils ici, mon expérience seulement.
C’est aussi ce jour-là que je m’abonne résolument à Charlie Hebdo, pour me sentir vraiment Charlie, pour ne pas oublier – et aussi pour ne pas avoir à courir les bureaux de presse à la sortie du prochain numéro :-). Un numéro dont la date de sortie reste alors indéterminée…