Ce texte a été publié à l’origine sur le site de la Friche la Belle de Mai, d’où il semble avoir disparu… Le voici remis en ligne pour la sauvegarde du bien commun
“REBOISER L’ÂME HUMAINE”
par Marcel Notargiacomo
Hé !… Il y a un trésor dans la maison d’à côté !
– Mais… il n’y a pas de maison à côté !
– Ça ne fait rien. On va la construire !
(Les Marx Brothers)
Le point de départ de Traction Avant au début des années 80 c’est une ville de banlieue fortement secouée par l’Histoire : les Minguettes à Vénissieux, c’est aussi une envie de quelques personnes de coudre autrement l’art et la vie dans ces quartiers/mondes où l’on entrevoit parfois une humanité à l’image du manteau d’Arlequin, c’est également une tendresse particulière pour ceux et celles que Pierre Sansot appelle les gens de peu.
Comme cette enfant d’origine sénégalaise qui finit par écrire dans un atelier d’écriture
« je suis envahie de vide, que me manque t-il
un brin d’amour, un brin de présence
votre amour est mon air comment
pourrais-je vivre sans air
j’ai besoin de vous »
ou comme encore cet adolescent fou de tag à qui je demandais pourquoi il aimait taguer sur les métros et qui m’a répondu « tu ne peux pas savoir le bonheur que j’ai quand je regarde passer mon nom »,
ou comme aussi ce chômeur que je connais et qui se met en scène socialement tout seul, en marchant vite dès qu’il sort de chez lui pour faire croire qu’il est pressé, «je ne savais pas qu’il pouvait exister un stress de la pauvreté » dit-il.
C’est aussi avec ces êtres là et dans ce contexte que s’écrit l’activité culturelle et artistique aujourd’hui.
Un contexte marqué par : des fêlures considérables (et pas seulement en banlieue) : sentiments grandissants, de peur et d’impuissance face à un horizon humain défaillant. Également des vies monopolisées par l’immédiateté, où seule compte l’intensité des morceaux du temps – rigidités intérieures des logiques de possession de la richesse comme du pouvoir qui nourrissent l’essentiel de nos cauchemars.
N’est-il pas hallucinant que 358 milliardaires se partagent les revenus de 2 milliards d’habitants de notre « Cité Terrestre », que chaque finaliste de la Coupe du monde de foot ait empoché l’équivalent de 35 années de SMIC, même si le travail était bien fait et la fête belle.
Jusqu’où la mondialisation accélérée de la vie mise en spectacle abolira-t-elle la distance nécessaire à la réflexion. Il semblerait que la conscience individuelle et collective devienne incapable d’appréhender ce qui se passe. Sommes-nous devenus les spectateurs d’une profanation généralisée du sens du réel, condamnés à théoriser nos impuissances ?
Un contexte terreau fertile pour des idéologies fondées sur la démagogie et l’irrationnel.
C’est cet ensemble d’ingrédients qui participent à la fabrication de notre société, de nos vies au quotidien, qui a marqué et influencé dés l’origine en théâtre et en danse le parcours de la compagnie en inscrivant notre pratique et la réflexion qui la fonde dans un tissu social de proximité et qui se caractérise notamment par 2 axes d’initiatives :
- l’un en danse urbaine Hip Hop, à partir d’expressions spontanées de jeunes de quartiers par un travail d’ouverture et de confrontation avec d’autres formes d’expressions, pour sortir de situations de ghettos et d’enfermements, pour transformer une énergie destructrice en défi créateur. Pour un acteur de Hip Hop « le mot remplace le couteau ». « Nul n’a jamais écrit, peint, sculpté, construit, inventé que pour sortir de l’enfer » disait Antonin Artaud.
- l’autre au niveau du théâtre, où notre volonté de jouer des spectacles, notamment en milieu scolaire, participe de ce travail de résistance : raconter des histoires qui ne renvoient pas à une vision simplificatrice de la vie. Cet apprentissage du regard, des codes scéniques, cette proximité de l’image vivante et non pas « en boite » ; cette intelligence de l’émotion du coeur et de l’esprit sollicitée par l’acteur ; cette communauté d’attention… contribueront, peut-être un jour à interroger avec lucidité les « spectacles » du monde.
Il s’agit aussi de permettre à des enfants, des adolescents, des adultes, d’accéder à leur propre parole, de se penser dans leur propre histoire dans un projet de vie plutôt que de viser à éponger la violence et la fièvre sociale.
Ce parcours de la compagnie depuis 15 ans nous permet de dire modestement mais fortement que si les banlieues ne vont pas bien – et elles n’ont pas l’exclusivité de la mal vie – elles peuvent moyennant un travail collectif et permanent de proximité devenir aussi un potentiel de créativité, un laboratoire de l’interculturel, une mémoire vivante préfigurant sans doute des configurations à venir de nos sociétés.
Parce que l’action culturelle est un des moyens de formuler des repères, de réinjecter du sens et de la sociabilité, il nous semble urgent de secouer nos certitudes et nos enfermements, notamment ceux qui consistent à suspecter, socialement et institutionnellement, la dimension artistique de ce qui se construit, venu des cités aux vies fragiles, avec souffrance, risque, danger ; il y faut, là comme ailleurs du travail, des compétences et quelque chose à dire.
On ne peut pas occulter que le parti-pris est difficile à tenir dans un pays ou le marquage socio-culturel ou socio-éducatif ampute durablement l’identité artistique d’une compagnie. Les représentations dominantes de l’art du social, de la culture restent cloisonnées et génèrent dans la pratique ambivalences et malentendus.
Une alternative entre la marge et l’institution ne passe-t-elle pas par le développement novateur du couple création/médiation au travers d’initiatives légitimées s’appuyant sur des ressources et potentialités locales à valoriser, ouvertes et articulées à des ressources et potentialités qui existent à une autre échelle (structures de diffusion, collectivités territoriales, Etat… ). Sans ces mises en synergie, l’offre culturelle de plus en plus importante ne pourra que faiblement participer à l’élargissement de publics actifs et non consommateurs.
Enfin, pour une compagnie, comment concilier une anticipation et un travail dans la durée nécessaires à la mise en oeuvre de projets, avec une fragilité, une précarité de moyens terriblement prégnantes ?
Dans un monde ou triomphent bien souvent le bluff et les apparences, nous croyons encore que l’art sert à rendre la vie plus intéressante que l’art, et contribue même modestement à « reboiser l’âme humaine » selon la belle expression du poète Julos Beaucarme.
Un défi plus urgent qu’il n’y parait.
Marcel Notargiacomo, 1998
Traction Avant Compagnie
Marcel Notargiacomo est initiateur et responsable de la Compagnie de théâtre Traction Avant. Il a été précédemment agent de développement dans un Centre culturel, directeur d’un Service municipal de la Jeunesse et de Maisons de Jeunes et de la Culture.
par la Compagnie l’Entreprise – François Cervantes