J’ai 13 ans. Je suis au collège – et je suis amoureux. Elle s’appelle Céline. Je la connais depuis plus d’un an, j’ai même été invité une fois à une boum chez elle, mais je ne sais pas comment lui avouer mes sentiments… Gérald, mon copain d’aventures, vient à ma rescousse et prend les choses en main : il va parler à Florence, sa meilleure amie. A eux deux, ils nous “montent une baraque”. Florence vient me parler un peu plus tard : Céline est d’accord. Super, c’est facile l’amour ! On ne s’est pas encore embrassés mais je m’en fous, je sors avec Céline, qu’elle est belle la vie à 13 ans quand on est amoureux, les oiseaux volent et moi je plane… j’aime, je l’aime, Céline !
Le lendemain… Florence vient me parler avant même la première sonnerie de 8h, celle qui invite les élèves à se mettre en rang. Céline a réfléchi : finalement elle ne veut plus sortir avec moi. Fin du rêve. Fin du monde. La baraque s’effondre, les oiseaux disparaissent, je perds mon sourire et mon regard s’éteint… En classe, je n’écoute rien de la journée, je n’ai plus goût à rien. L’une des pires journées de mon existence collégienne ! “Quand on aime à 13 ans à peine, on en fait des tonnes…”
Je reçois le coup de grâce à l’occasion d’un dernier regard échangé avec Céline à la fin de cette horrible journée, au moment où son car démarre. Un regard attristé, désolé qui me serre un peu plus le coeur… Je ne veux plus jamais tomber amoureux, ça fait trop mal !
J’ai 16 ans. J’ai finalement repris goût à la vie, je crois que mon désespoir amoureux n’a pas duré plus de deux ou trois jours. La fin du collège nous a séparés, chacun son lycée… je recroise Céline par hasard. Très vite, son sourire, sa gentillesse, sa gaieté me touchent à nouveau. Je lui écris quelques jours plus tard du pays de Daudet, où je suis en vacances avec mes parents. Échange de lettres… A mon retour, elle m’invite à venir passer un après-midi chez elle.
Pas question de confier alors à mes parents ni à qui que ce soit cet immense événement de mon intimité adolescente ! J’enfourche ma mobylette en prétendant me rendre chez un copain… et je prends la route de chez Céline au guidon de ma vieille Peugeot 103 pas très fiable. Quel périple ! Près de 15 kilomètres dont la moitié d’ascension pour rejoindre la maison familiale perchée sur les hauteurs dans les monts du Lyonnais… Ma “brel” tient le coup, me voilà à bon port.
Céline est là, m’accueille avec un grand sourire… Je passe un après-midi magique à discuter avec elle. Elle retrouve dans son journal intime l’épisode du collège (“aujourd’hui je lui ai dit oui mais demain je vais lui dire non…”) Nous rions. Je suis bien, je n’ai pas envie de rentrer. Au moment de partir, Céline m’accompagne jusqu’à ma mobylette, je sais qu’elle attend la même chose que moi mais mal à l’aise, complètement inhibé, je n’ose plus la regarder ni lui dire un seul mot. Un petit coup de “Carpe Diem”, je finis par bredouiller quelques mots, elle sourit et vient m’embrasser, je la prends dans mes bras… Je lui dis au revoir et à bientôt, elle sourit toujours, je démarre, je prends la route, je suis sur un nuage, complètement ivre, je vais trop vite, je risque la sortie de route à chaque virage… mais je m’en fous !!
Notre histoire ? Presque rien. Trop difficile de se voir à cause de ces quelques kilomètres qui en paraissent des milliers à 16 ans. Une ou deux lettres, quelques coups de fil, une séance de ciné (“Il y a des jours et des lunes”, de Lelouch) suivie d’un moment de tendresse sur un banc public, banc public, en s’foutant pas mal du r’gard oblique des passants honnêtes… Presque rien, et pourtant quel souvenir cela demeure pour moi ! Elle est à jamais ma première aventure sentimentale adolescente, de celles qui comptent, et j’ai toujours gardé au fil des années un souvenir fort et ému de ce “premier amour”. Nous nous revoyons en quelques occasions deux ou trois ans plus tard, toujours avec un réel plaisir… et une émotion certaine.
J’ai 31 ans. Lorsque j’entends à nouveau parler de Céline au cours de cet été 2004, alors que je n’ai plus aucun contact avec elle depuis plus de dix ans, c’est pour apprendre qu’elle vient d’être assassinée par son mari. La nouvelle est brutale, horrible, je ne réalise pas. J’envoie un mot à ses parents, juste pour leur témoigner ma sympathie, ils ne se souviennent sans doute pas de moi mais c’est pour Céline, ce qu’elle représente pour moi… En retour, une carte de remerciement accompagnée d’un message très touchant de sa maman qui me propose de passer à la maison pour me rencontrer. Plus encore que l’annonce du drame, cette invitation qui traduit toute la détresse d’une mère me touche profondément. Je ne peux pas ne pas y aller, refuser ce moment de partage. Quinze ans près ma dernière visite chez elle, je reprends donc la route de la maison familiale – en voiture cette fois. Je redécouvre des virages, des décors, la maison en contrebas, la descente vers le garage où j’avais laissé ma mobylette et embrassé Céline pour la première fois… balade en amnésie…
La maman de Céline est absente, c’est son père qui m’accueille, avec douceur et bienveillance. La douleur est là, insoutenable, prégnante, contenue, mais très vite partagée, libérée. Il me parle rapidement du drame, de la situation actuelle. Je l’interroge sur le parcours de Céline ces dernières années, puis nous évoquons mes souvenirs du collège, ces deux années passées dans sa classe, cette boum qu’elle avait organisée dans cette même maison, ce jardin que je reconnais… Quinze ans plus tard me voilà revenu chez elle, mais ELLE n’est pas là. C’est donc ça la mort, c’est attendre quelqu’un qui n’arrivera pas, qui n’arrivera plus.
C’est Elisa qui arrive, déboule plutôt. La première fille de Céline. Elle est belle cette gamine ! Elle a cinq ans, des grands yeux pétillant de malice et de curiosité, et un caractère manifestement bien trempé quand elle dit à son papy “tu dis des bêtises !” Nous nous observons, je la sens intriguée, elle semble se demander qui je suis. Moi je sais très bien qui elle est, et c’est une drôle de rencontre… Je ne réalise pas vraiment sur le moment que la jeune fille que j’ai aimée à seize ans et la maman qu’elle a perdue sont une seule et même personne. Elle est celle par qui la vie continue… Chacune de ses attitudes me fait rire.
Puis voilà Julie, haute comme trois pommes, petit bout de chou, âgée de dix-huit mois. Ce sourire m’est familier, ces fossettes au creux des joues, ces yeux noirs aussi, je les reconnais… Céline. C’est elle que je vois! Elle lui ressemble déjà tellement cette coquine, elle a tout pris à sa mère. Pour ceux qui l’entouraient, Céline a pris soin de confier avant de partir son sourire le plus aimant et le plus éclatant d’amour et de vie à la petite Julie.
Les deux princesses nous interrompent, veulent goûter, jouer, aller se promener ! A n’en pas douter, elles ramènent la joie dans la maison. Je prends congé, remerciant le papa de Céline pour son accueil, qui me remercie à son tour pour la visite, en m’invitant à repasser. Je reprends la route.
Céline n’est plus, je le comprends vraiment en m’arrêtant au cimetière en redescendant. Le regard fixé sur cette simple tombe, muet de tristesse alors que j’avais tellement envie de lui parler, de lui dire quelque chose, trois fois rien… incapable de croire qu’elle est là, et pourtant la plaque accrochée à la croix de bois porte son nom, ce nom synonyme jusqu’alors pour moi de tant de vie, de joie et d’amour ! Et que dire de ces dates, “1973-2004”, qui pourraient être les miennes et portent en elles toute la mesure du drame…
Adieu Céline, “que la terre te soit légère” disent les africains… Le souvenir de toi m’accompagne pour l’éternité.