Le parfum, de Patrick Suskind

Et si, au lieu d’exiger la lecture, le professeur décidait soudain de partager son propre bonheur de lire? (…) Une seule condition à cette réconciliation avec la lecture: ne rien demander en échange… Ne pas donner le plus petit devoir… S’interdire absolument de “parler autour”. Lecture-cadeau. Lire et attendre. (Daniel Pennac, Comme un Roman)

La semaine du “Printemps des Poètes” s’achève aujourd’hui. Dans la ville où j’enseigne, on a préféré parler de “Printemps des Textes” et mettre à profit cette semaine-là pour faire découvrir aux élèves des écoles, collèges et lycées des textes littéraires, poétiques ou non, à l’occasion de lectures offertes dans les classes. L’occasion pour les élèves de rencontrer de nouvelles oeuvres et, pour les enseignants, de susciter l’intérêt, le désir de lire tel que l’envisage Pennac…

Le parfum, de Patrick Suskind

Le parfum, de Patrick Suskind

Vendredi après-midi, je me suis donc rendu au collège voisin de mon école pour un moment de lecture dans trois classes. L’année dernière, j’avais choisi un conte africain de Amadou Hamâté Bâ intitulé “il n’y a pas de petite querelle”. Cette année, je suis arrivé avec des extraits d’un roman lu récemment pour la première fois et qui m’a littéralement emballé : “Le parfum”, de l’auteur allemand Patrick Suskind (Süskind).

C’est un chef-d’oeuvre absolu – incontournable. Un roman prenant et passionnant dès ses premières lignes, écrit avec une virtuosité littéraire peu commune… Rarement une lecture avait sucité en moi autant de joie intérieure, d’admiration et de béatitude. Le monde des odeurs nous est offert à chaque page, et l’on découvre un univers insoupçonné dans lequel chaque fragrance, chaque senteur, chaque parfum a son importance, capturés et analysés par un homme en quête d’absolu. Le lexique est d’une richesse incroyable, le style est un délice… J’ai dévoré ce livre avec un plaisir incommensurable, trouvant à la fois de la poésie, de l’humour, du suspense. Le dénouement est une apothéose…

Voici les passages que j’avais retenus pour ma séance de lecture aux collégiens. Découverts la première fois avec émerveillement, relus avec jubilation, partagés avec bonheur…

Le début…

Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-­Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs.A l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que pous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu’en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l’activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il aucune activité humaine, qu’elle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur. (…)
(Patrick Suskind, le parfum)

J’ai pu observer d’un air amusé pendant ce premier passage les réactions des collégiens, entre expressions de plaisir et de dégoût… Certains mettaient leur main devant leur visage comme pour se préserver des odeurs dégagées par les lignes que je lisais

Un parfum inconnu

Sentir, ressentir...

Sentir, ressentir…

Là il s’arrêta, reprit ses esprits et flaira. Il l’avait. Il le tenait. Comme un ruban le parfum s’étirait le long de la rue de Seine, net et impossible à confondre, mais toujours aussi délicat et aussi subtil. Grenouille sentit son cœur cogner dans sa poitrine et il sut que ce n’était pas l’effort d’avoir couru, mais l’excitation et le désarroi que lui causait la présence de ce parfum. Il tenta de se rappeler quelque chose de comparable et ne put que récuser toute comparaison. Ce parfum avait de la fraîcheur; mais pas la fraîcheur des limettes ou des oranges, pas la fraîcheur de la myrrhe ou de la feuille de cannelle ou de la menthe crépue ou des bouleaux ou du camphre ou des aiguilles de pin, ni celle d’une pluie de mai, d’un vent de gel ou d’une eau de source… et il avait en même temps de la chaleur; mais pas comme la bergamote le cyprès ou le musc, pas comme le jasmin ou le narcisse, pas comme le bois de rose et pas comme l’iris… Ce parfum était un mélange des deux, de ce qui passe et de ce qui pèse; pas un mélange, une unité, – et avec ça modeste et faible, et pourtant robuste et serré, comme un morceau de fine soie chatoyante… et pourtant pas comme de la soie, plutôt comme du lait au miel où fond un biscuit – ce qui pour le coup n’allait pas du tout ensemble : du lait et de la soie! Incompréhensible, ce parfum, indescriptible, impossible à classer d’aucune manière, de fait il n’aurait pas dû exister. Et cependant il était là, avec un naturel parfait et splendide. Grenouille le suivait, le cœur cognant d’anxiété, car il soupçonnait que ce n’était pas lui qui suivait le parfum, mais que c’était le parfum qui l’avait fait captif et l’attirait à présent vers lui, irrésistiblement.
(Patrick Suskind, le parfum)

Le cœur des hommes

Oui, il faudrait qu’ils l’aiment, lorsqu’ils seraient sous le charme de son parfum; non seulement qu’ils l’acceptent comme l’un des leurs, mais qu’ils l’aiment jusqu’à la folie, jusqu’au sacrifice de soi, qu’ils frémissent de ravissement, qu’ils crient, qu’ils pleurent de volupté, sans savoir pourquoi, il faudrait qu’ils tombent à genoux comme à l’odeur de l’encens froid de Dieu, dès qu’ils le sentiraient, lui, Grenouille! Il entendait être le Dieu tout-puissant du parfum, comme il l’avait été dans ses rêveries, mais que cette toute-puissance s’exerce dorénavant dans le monde réel et sur des êtres humains réels. Et il savait que cela était en son pouvoir. Car les hommes pouvaient fermer les yeux devant la grandeur, devant l’horreur, devant la beauté, et ils pouvaient ne pas prêter l’oreille à des mélodies ou à des paroles enjôleuses. Mais ils ne pouvaient se soustraire à l’odeur. Car l’odeur était sœur de la respiration. Elle pénétrait dans les hommes en même temps que celle-ci ; ils ne pouvaient se défendre d’elle, s’ils voulaient vivre. Et l’odeur pénétrait directement en eux jusqu’à leur cœur, et elle y décidait catégoriquement de l’inclination et du mépris, du dégoût et du désir, de l’amour et de la haine. Qui maîtrisait les odeurs maîtrisait le cœur des hommes.
(Patrick Suskind, le parfum)

Lier les senteurs…

Il est des parfums qui tiennent des dizaines d’années. Une armoire frottée au musc, une peau imprégnée d’huile de cannelle, un nodule d’ambre, un coffre en bois de cèdre possèdent quasiment la vie éternelle, olfactivement parlant. Et d’autres parfums – huile de limette, bergamote, extraits de narcisse et de tubéreuse, et beaucoup d’essences florales – s’évaporent au bout de quelques heures, si on les expose à l’air à l’état pur et sans les lier. Le parfumeur tourne cette fâcheuse difficulté en liant les senteurs trop évanescentes par des senteurs tenaces qui leur mettent en quelque sorte des entraves et brident leur aspiration à la liberté, tout l’art consistant à laisser ces entraves assez lâches pour que l’odeur qui les subit paraisse conserver sa liberté, mais à les resserrer tout de même suffisamment pour qu’elle ne puisse s’enfuir. Grenouille avait un jour parfaitement réussi ce tour de force sur une huile de tubéreuse, dont il avait ligoté la senteur éphémère par d’infimes adjonctions de civette, de vanille, de labdanum et de cyprès, qui du coup la mettaient véritablement en valeur. Pourquoi ne pas traiter de manière analogue le parfum de la jeune fille? Ce parfum qui était le plus précieux et le plus fragile de tous, pourquoi l’utiliser pur et le gaspiller? Quelle balourdise! Quel extraordinaire manque de raffinement! Laissait-on les diamants sans les tailler? Portait-on l’or en pépites autour du cou? Etait-il, lui Grenouille, un grossier pilleur d’odeurs comme Druot et comme les autres macérateurs, distillateurs et écraseurs de fleurs? Ou bien était-il, oui ou non, le plus grand parfumeur du monde ?
(Patrick Suskind, le parfum)

Quelques applaudissements sont venus clore ma lecture, accompagnés par des sourires… Quelques questions aussi : “est-ce qu’il arrive à la fin à devenir le plus grand parfumeur du monde ?” Ou encore : “est-ce qu’on peut trouver le livre au CDI ou à la médiathèque ?”

Avant de partir, j’ai laissé quelques photocopies du texte sur le bureau. Au moment où je quittais la salle à la fin de ma première lecture, l’enseignante a demandé à ses élèves qui voulait un exemplaire. La plupart des mains se sont levées et elle a dit : “eh bien, il vous a plu ce texte-là…”