Marc Levy, Lisa et les crêpes-soleils

Lisa est une jeune fille de 9 ans qui a un secret bien à elle pour soigner les chagrins : faire sauter des crêpes.

marc-levy-ou-es-tuAprès avoir dévoré le dernier roman de Marc Levy (“La prochaine fois…”), j’ai eu envie de relire “Où es-tu ?”, un de ses précédents romans paru en 2001. Encore beaucoup de plaisir et d’émotion tout au long de cette belle histoire et au détour d’un chapitre, un passage particulièrement marquant…

Lisa vient tout juste d’arriver dans la vie de Mary et Philip. La petite fille de neuf ans a grandi au Honduras où sa mère, le premier grand amour de Philip, a disparu…

Lisa releva la tête et surprit le chagrin qui coulait sur les joues de Mary. Elle la scruta ainsi quelques instants et la colère qui l’envahit vint déformer son visage de petite fille. Elle sauta aussitôt de la chaise où elle était perchée et se dirigea d’un pas déterminé vers le réfrigérateur qu’elle ouvrit brusquement. Elle prit des œufs, une bouteille de lait et claqua le battant. Elle s’empara d’un bol dans lequel elle commença à fouetter son mélange avec une vigueur qui étonna Mary. Elle ajouta de la même façon et sans aucune hésitation, sucre, farine et autres ingrédients qu’elle saisissait un à un sur les étagères.
– Qu’est-ce que tu fais ?L’enfant fixa Mary droit dans les yeux, sa lèvre inférieure tremblait.
– Dans mon pays il pleut, mais pas des pluies comme ici, des vraies, qui tombent pendant tellement de jours qu’on ne peut plus les compter. Et la pluie chez nous, elle est si forte qu’elle finit toujours par trouver son chemin pour entrer sous ton toit, et elle coule à l’intérieur de ta maison. Elle est intelligente la pluie, c’est maman qui me l’as dit, toi tu ne le sais pas, mais il lui faut encore plus, toujours plus.

La colère de l’enfant grandissait à chaque mot. Elle alluma le gaz et fit chauffer une poêle. Elle continua, interrompue seulement d’un soubresaut.
– Alors, elle cherche comment aller plus loin, et si tu ne fais pas très attention elle finit par atteindre son but, elle se glisse dans ta tête pour te noyer, et quand elle a réussi, elle s’enfuit par tes yeux pour aller noyer quelqu’un d’autre. Ne mens pas, je l’ai vue la pluie dans tes yeux, tu as beau essayer de la retenir en toi, c’était trop tard, tu l’as laissée entrer, tu as perdu.
Et tout en poursuivant son monologue de rage, elle déposa sa pâte et la regarda dorer sur le feu.
– Elle est dangereuse cette pluie là, parce que dans ta tête elle enlève des bouts du cerveau, tu finis par renoncer et c’est comme ça que tu meurs. Je le sais bien parce que c’est vrai, je les ais vus les gens chez moi qui sont morts parce qu’ils ont abandonné (…) Maman, pour nous protéger de la pluie, pour l’empêcher de nous faire du mal, elle a un secret…

Et de toutes ses forces réunies en un geste soudain elle fit virevolter la crêpe en l’air. Dorée, elle tournoya sur elle-même, s’élevant lentement, jusqu’à venir se coller au plafond au-dessus de Lisa qui la montra du doigt. Le bras aussi tendu que la corde d’un arc prête à rompre, elle hurla à Mary :
– C’est le secret de maman, elle faisait des soleils sous le toit. Regarde, dit-elle en pointant de toutes ses forces la crêpe collée au plafond, mais regarde ! Tu le vois le soleil ?

Crêpes-soleils...

Crêpes-soleils…

Et sans attendre de réponse elle en fit revenir une nouvelle qu’elle envoya aussitôt rejoindre la première. Mary ne savait pas comment réagir. A chaque crêpe qui prenait son envol, la petite fille dressait fièrement son index en l’air et criait :
Tu les vois les soleils, alors tu ne dois plus pleurer, maintenant !
(Marc Levy, Où es-tu ?)