Je suis sorti du cinéma sonné, entre stupeur et tremblements. L’Afrique présentée dans ce film documentaire d’Hubert Sauper n’est pas celle que j’ai côtoyée l’essentiel du temps que j’ai passé sur ce continent. Elle n’est pas celle des sourires, de l’insouciance, de la joie de vivre. Cette Afrique-là ne vit pas, elle survit à peine – elle meurt, souvent. Elle constitue pourtant un quotidien tout aussi réel pour des millions d’africains.
J’aurais pu choisir des images de couchers de soleil, avec des gens qui dansent, mais ce n’était pas mon but. Mon but était de retracer une logique délirante et infernale. (Hubert Sauper, réalisateur)
« Tanzanya, Tanzanya… »
A Mwanza, sur la rive du lac Victoria en Tanzanie, c’en est presque fini de la pêche traditionnelle, “vivrière”, celle qui nourrissait les habitants et préservait l’équilibre de la société tanzanienne en garantissant des activités secondaires. Toute l’activité tourne aujourd’hui autour de l’exploitation intensive d’un poisson, la Perche du Nil (une espèce exotique introduite dans les années 60), selon une logique économico-mondialiste absurde : la première nécessité n’est pas de nourrir la population, ni d’assurer des emplois, mais de pêcher pour l’exportation, afin d’approvisionner les rayons des supermarchés européens en filets de Perche du Nil.
Les conséquences locales sont dramatiques à double titre, tant pour l’écosystème que pour la société traditionelle tanzanienne : la Perche du Nil a dévoré la plus grande majorité des espèces du lac, et cette destruction de l’écosystème mettra fin tôt ou tard à l’exploitation de la pêche. Que deviendra alors la population de Mwanza, où le poisson est à la fois la principale ressource et le pilier de l’organisation sociale ?
Pendant que les vieux avions-cargo russes s’envolent pour l’Europe remplis de beaux filets de perches, les habitants des villages environnants se contentent de manger les restes jetés à la sortie des usines (les têtes et les arêtes sont fumées et revendues). Et le tableau ne cesse de s’assombrir : dans une société déjà ravagée par le Sida, les filles se prostituent pour une misère, les mômes se battent pour des carcasses de poissons et se shootent avec la colle des emballages…
L’Afrique exploitée, humiliée…
Reste l’ultime hypocrisie, le cynisme le plus absolu, la réalité la plus insupportable qui soit : avant de venir chercher les caisses de poisson à Mwanza, les avions arrivent d’Europe remplis de chargement d’armes, qu’ils livrent dans les pays où sévissent d’interminables guerres civiles (Ouganda, Angola…). A qui profite ce commerce-là, encore une fois ? Dans les pays soit-disant développés, des individus trouvent de l’intérêt dans le prolongement de ces conflits, et continuent à les entretenir en fournissant les armes du chaos, de la destruction et de la misère…
Partout où une importante ressource naturelle est découverte, les habitants meurent dans la misère, leurs fils devenant des soldats et leurs filles des servantes ou des putains. Après des centaines d’années d’esclavage et de colonisation européenne de l’Afrique, les effets de la globalisation des marchés infligent des mortelles humiliations aux habitants de ce continent. L’attitude arrogante des pays riches envers le Tiers Monde crée de futurs dangers pour tous les peuples (…)
Je pourrais faire la même démonstration en Sierra Leone, les poissons seraient des diamants, au Honduras ils seraient des bananes, et en Irak, au Nigeria, ou en Angola… ils seraient du pétrole brut. (Hubert Sauper, réalisateur)
Quand cesseront enfin l’exploitation et le détournement des ressources de l’Afrique ? Quand les grands de ce monde donneront-ils enfin la chance aux africains d’organiser leur propre développement en l’accompagnant au lieu de l’entraver ? Dans ce monde globalisé et ultralibéral, quand sera enfin prise la décision de privilégier l’humain et la nature au détriment de l’unique intérêt économique en toutes circonstances ?