(3) Le banal canal anal par où le capital t’encule
Aujourd’hui le monde nous est donné comme une image de synthèse. Ce que les spécialistes de la 3D appellent un mesh : une structure en polygone qu’on peut manipuler sous n’importe quel angle. Et qui accepte tous les points de vue. La pub nous le texture et le personnalise pour nous. Les managers politiques nous l’animent. Et nous, les pousse-boutons, les éleveurs de souris, on « interagit » avec.
L’argent, la communication, la technologie : tout ce qui fonde notre rapport au monde fait écran à la vie. Tout nous connecte — de loin et sans fil — mais rien ne nous relie. Il devient crucial de retrouver une adhérence, un sol qui crépite sous nos pas, un ciel derrière le logiciel qui fabrique le ciel. De retrouver une main chaude au bout de nos doigts qui tapent sur les cubes du clavier, sans produire une seule note de musique.
On ne peut reprocher au monde de bouger ni de communiquer. Juste d’avoir fait de la communication un impératif et de la mobilité un piège. Si bien que résister, en occident, à l’aube du XXIe, est d’abord un profond enjeu de rythme. Ce n’est pas l’environnement qu’il faut sauver : c’est le rythme. C’est ça le combat à mener : le rythme, le rythme humain.
L’environnement, nous le sauverons de fait quand nous ferons corps avec le monde, quand nous aurons retrouvé le monde qui bat en nous, comme une cloche de bronze, comme un tambour de peau. Dire « environnement », c’est déjà postuler un moi séparé du monde, un moi immonde qui fait de l’espace et du temps un décor. Alors toutes les réalités se valent, oui, tout perd poids ou sens. Tu te balades dans ta voiture en déroulant les paysages comme une cinématique, les voix et le bruit des torrents t’arrivent comme une bande-son, la pluie est une ambiance, tu pourrais écraser ta mère et rouler sur ton gosse, quelle importance, c’est la Matrice — ton corps n’est plus que pulsion scopique, ta rétine fuit… et tout au bout de la route, dans le miroir luisant de l’asphalte, tu vois sourire un fantôme qui sourit comme toi sans dent et sans lèvre et ta bagnole dérape sans fin sur la chaussée molle, tu freines trop tard quelle importance — tu n’habites plus rien depuis longtemps : tu hantes…
Défaites-vous de l’obligation de réagir. Vous n’avez pas à être joignable. Vous n’avez pas à répondre aux dings de vos mails comme à un sifflet. Vous n’avez pas à cliquer pour exister. Réagir n’est pas agir, pas plus qu’interagir n’est prendre part au monde. Agir, c’est créer un acte, aussi modeste soit-il, qui soit pour vous d’une nécessité profonde. Agir c’est ouvrir un espace, même étroit, et un temps, fût-il court, dans lequel une respiration neuve, dépolluée des normes et des médias, soit possible. Et de dilater son cœur avec. Presque toujours, les rythmes qu’on vous suggère ont l’évidence d’une cadence. Et vous calez vos corps pour y répondre. Et vous reformatez vos têtes pour rester synchrone avec le réseau. Vous surfez sur les flux puisque vous êtes nés de la vague. Et vous oubliez de vivre à force de vous fondre dans le mouvement, à force de suivre ceux qui vous donnent le tempo. Memento Mori. N’oublie pas que tu vas mourir. Donc que chaque battement de ton cœur est un miracle musical. Chaque bouffée d’air qui entre et sort de tes poumons est un chant. Sens de chaque pas les muscles qui t’emportent et qui vibrent comme des cordes de basse souples — et quand tu marches sur un quai, ajoutes-y le timbre de ta voix, juste pour voir, juste pour t’entendre, sentir ton flow propre, tes déboulés, ton chaloupé bâtard, ton charme. Écoute jusqu’au bruit complexe des chuchotis du métro bondé, que les rails stridents cinglent parfois, comme des riffs. Memento Mori : n’oublie pas que tu dois te nourrir. Ventre, yeux, main et âme, avec goût. Le pain du son, le pain des mots, le toucher, tout.
Puisque l’espace est contrôlé et traçable, observé et visible, apprends avec nous l’art fugitif.
Là où le pouvoir pacifie — à force de lumière blanche, d’optronique civile et de transparence — à nous d’opacifier. Là où il lisse — les surfaces, les design, les visages et les messages, les pratiques — à nous de plisser et de plier, de chercher les arêtes vives, de multiplier les angles morts, de froisser à la main le tissu d’émotions lasses dont ils nous font une surface sociale. Memento Mori : n’oublie pas que tu vas courir.
Furtif : ce sont les six lettres qui épèlent la nouvelle résistance. Fuir Un Réseau Trop Intrusif, Fuir. Glissez mortels, n’appuyez pas. Passer outre, se décaler des axes, vivre hors champ. Chercher la visibilité moindre à la lisière du pinceau des phares. Clandestino ? Si, Hombre.
À Big Mother qui te gère, tu préféreras tantôt Sister Resist, l’intranquille. C’est qui, elle ? Personne — juste un mythe que je te fabrique brique à brique. Juste une clameur que tu peux faire taire. Ou écouter. Sister Resist a connu l’avant-garde et l’underground, elle a aimé les deux. Elle a été de toutes les luttes souterraines et solaires, elle est de toutes les surrections, les hauts-faits, les combats qui engagent le mouvement de la vie. Tour à tour à la pointe et à la poupe, Sister Resist, à la masse, en marge, debout, derrière ton dos parfois, plus épaisse que ton ombre, plus aiguë que tes cris. « Elle est revenue de tout », disent ceux qui n’ont jamais marché vers rien. Elle est revenue, oui — pour toi, pour nous — avec des armes liquides et du son pur. Et elle parle le Babel de fable aussi bien que le furtivo, la flaque ou l’asphalte décadencé et quand elle danse à l’orthogonale des façades, elle danse avec des idées de dehors, de dehors ourlé dans la matière, de dehors né du cœur physique des choses. Faudrait grandir en partant du milieu, comme l’herbe de fissure, dit Sister Resist. Se vivre comme Cancer joyeux, comme Kystes d’air, qu’elle chante. Comme un noyau qui pousse vie et se dilate du dedans vers les autres. Du qui dévore la pêche molle du système, celle qu’étouffe en jurant nous protéger. Faire fruit ! Dit-elle. Faire feu ! Faire mèche ! Faire fuir ! Badaboum ! Elle crie. Tohu ! Zone autonome temporaire ! Tare ton TAZ ! Friche ! Archipel de squats libres ! Communes ! Troc, volte, don, hack-attack, copyleft ! Rock natif — alter ou pas ! Tout ce qui prend souche en cellule et crève sa membrane. Tout ce qui houle du ventre à cinq, à dix oufs, et contamine parce que c’est beau et bruissant. Tout ce qui fait sang, sent le neuf, respire à frais, met à sac, soulève ! Percer le ballon de l’intérieur de la vessie et filer avec l’air qui siffle. Sur la brèche ou sur le pont — se tenir ! Ne pas se vouloir au-dessus ou en avant, à côté ou au-delà, mais entre. La plus belle des positions. Go-between. Insider. Dans l’intersticiel et l’interlope, là où la vie passe, intercalée, là où l’eau, hop, et l’air — là où l’espace ne préexistait pas avant qu’on l’ouvre — comme on déchirerait une nappe de bitume sur 400 mètres rien qu’avec une forêt de bras.
Sister Resist n’a pas d’autre manifeste que ses pas et ses gestes, pas d’autre écriture que ses esquives et ses saltos, que ses courses courbes qui dessinent parfois une cursive. Ce qu’on sait de sa pratique a été compilé par des scribes de passage. C’est une bible à la diable, agrafée au fil de fer, que ceux qui marchent debout se jettent au thorax comme un frisbee carré. Voilà les copeaux que j’ai pu en orpailler, piochés dans des pages taggés au bic, qui se sont arrachés quand j’ai tourné les pages. Ça disait ça :
> Face au règne de la transparence, de la surveillance, des miradors et des radars : l’invisibilité, qui est un art martial, la prolifération des zones autonomes, la clandestinité des pratiques, la sous-exposition.
> Opposer au réseau tactique des brutes, des routes et des rondes le faisceau tactile des luttes, des doutes et des frondes.
> Face à l’emploi du temps, aux monstres chronophages, aux cadences données par l’Agent Da : trouver son rythme propre et le tenir, savoir ralentir quand la norme se veut speed et accélérer lorsqu’on cherche à vous plomber ; s’ouvrir à l’impromptu, au temps mort qui seul vibre, à l’intempestif ; sortir des schèmes sensori-moteurs, du stimuli-réaction pour retrouver le sens intime de la durée ; percer le continuum des routines par un événement pur ; apprendre le décadencé.
> Face aux filtres et aux interfaces, aux dispositifs d’enveloppement et de mise à distance du monde : couper court, court-circuiter, chercher le rapport direct, la chaleur, tous les corps-à – corps, les face-à-face. Privilégier la sensualité sur la vision qui sature ; toucher, sentir, goûter. Sortir la ré/alitée de son lit de morve.
> Face à la quantification, à l’argent et au système d’échange généralisé : s’installer dans l’inéchangeable : le sacrifice, l’amour, le don, le hors de prix ; étendre le territoire affectif de la gratuité.
> Face au fonctionnel, à l’opérationnel, au performatif : bug, hack et sabotage, “l’erreur système” pour bonheur. La production de micro-chaos. L’errorisme, forme aboutie du terrorisme.
> Face au contrôle des flux, aux mouvements qu’on vous imprime, aux trajectoires qu’on canalise : la furtivité, la science des écarts, la ligne brisée. L’immobilité et l’inertie de tempo. Devenir déréseaunable. Disjoncter.
> Face à la fuite de la mort qui n’est que refus de la vie : Memento Mori.
> Face à la fatigue : faire os, férocement.
Alain Damasio “BrainDrain”, 11 janvier 2009
NB : La Rage du Sage est un communiqué poético-politique signé Alain Damasio, paru initialement dans le livret d’accompagnement d’un CD du groupe de rock Sliver, intitulé Memento Mori. Il est reproduit ici avec l’autorisation de l’auteur.