La nouvelle est tombée le dimanche 12 juin, au matin. Vers midi, j’émergeais tout juste au lendemain d’une soirée d’anniversaire bien arrosée lorsqu’une dépêche à la une sur Yahoo! mentionnant le nom de Florence Aubenas retint mon attention.
Sans comprendre immédiatement, je me rendais instantanément sur le site de Libé pour tomber sur cette image des plus réjouissantes…
Après 157 jours de détention (et autant de mobilisation pour le Comité de soutien), la journaliste de Libération Florence Aubenas et son guide irakien Hussein Hannoun, avaient été relâchés à Bagdad.
Deux jours plus tard, c’est une jeune femme pimpante et enjouée qui offrait à la France son sourire le plus éclatant et qui, en quelques secondes devant les caméras et face aux micros, révélait son incroyable vitalité…
“Après la descente, impériale, de l’escalier du Falcon, après les embrassades sur la piste, dans le petit salon d’honneur de l’aérodrome, à côté de militaires en grande tenue et de quelques patrons de la DGSE, Chirac lui a dit: «Nous sommes contents de vous voir ici.» Elle a répondu, narquoise: «Pas tant que moi», et elle a ri. Et chacun, tout autour, chacun, les copains de «Libé», ses parents, son frère, sa sœur, chacun, médusé, d’entendre son rire, a répété : «C’est incroyable, elle n’a pas changé.» Et vous comme moi, depuis dimanche, vous reprendrez cette même phrase en boucle, car cette énigme vous laisse admiratif et pantois. Cette fille a passé 157 jours accroupie sur un matelas dans une cave, avec les fers aux pieds et aux mains et un bandeau sur les yeux, et la seule chose qui frappe le monde à son retour, c’est : elle n’a pas changé.” (Extrait de l’article “Florence courage” de son ami François Reynaert dans le Nouvel Obs)
Alors, avant même sa conférence de presse (quel incroyable souvenir !), j’ai compris tout ce qui avait été dit ou écrit, par ses amis ou ses collègues, sur ce bout de femme animée par un enthousiasme et un charisme hors du commun. Voici d’ailleurs un magnifique portrait, publié dans les colonnes de Libé quelques jours après son enlèvement, et qui aura révélé toute sa vérité après sa libération…
Florence Aubenas,
un rire, une vigilance, une prudence
Florence Aubenas est un rire. Un rire soudain, inattendu, surprenant, sidérant même. Un rire par surprise, qui taquine du coude, qui montre du doigt, qui moque comme on aime avec du ciel aux yeux. Florence Aubenas est un silence. Le silence de la femme qui écrit. Penchée sur son clavier, au milieu d’un champ dévasté de livres cornés, de brouillons rayés, de dossiers épars, de crayons rongés, de petits carnets noirs à tranche violette, elle appartient entière aux mots qu’elle nous choisit. Florence Aubenas est un mot. Un mot qu’elle cherche, qu’elle rature, qu’elle redessine, qu’elle polit avec plus de soin qu’aucun mot ne mérite. Florence Aubenas est un regard. Un regard particulier, appliqué, respectueux, digne. «On a deux yeux de trop», avait-elle écrit en revenant de l’enfer rwandais, les gardant grands ouverts pour tout nous raconter. Florence Aubenas est une vigilance. Une vigilance soutenue, harassante, aiguë jusqu’au douloureux.
Florence Aubenas est un appétit. De savoir, d’apprendre, de rencontrer, de lire, de comprendre. Elle est assise sur un trottoir de Neuilly lors de la prise d’otage d’une école maternelle, elle marche dans une rue d’Alger, elle pousse la porte d’un immeuble d’Outreau, elle parcourt le Pays basque, elle interroge un gamin au bas de sa cité, elle écoute les femmes, les hommes, les enfants, les peaux, les gestes, les yeux, les griffures dans les murs, les couleurs, les masques de la vie, les tristesses, les bonheurs, les éclats de tout et de rien.
Florence Aubenas est une journaliste. Florence Aubenas est une prudence, aussi. Une prudence à jamais, nourrie de questions, de doutes, de sagesse, de trop de mensonges partout trop entendus. Florence Aubenas est une exigence. Florence Aubenas est une colère. Le calcul et l’approximation la laissent insatisfaite. La prétention la rend furieuse. La sottise l’attriste. Les certitudes la dépriment. La trahison la renforce. Florence Aubenas est une discrétion, une délicatesse, une élégance. Florence Aubenas est une pudeur. Une femme trop réservée pour qu’on puisse impunément parler d’elle dès qu’elle a le dos tourné.
Sorj Chalandon pour Libération, le 10 janvier 2005